Créer une ferme — réserve naturelle et en vivre confortablement?
Quel modèle économique pour une ferme qui laisse de la place à la vie sauvage dans un monde où le récit dominant raconte que plus on augmente sa production par hectare, mieux on “gagne sa vie”? Cette question de l’économie du réensauvagement paysa nfait partie des points d’acupuncture de l’installation agricole et m’a retourné le cerveau aux dernières évènements organisés par les associations Réensauvager la Ferme et Paysans de nature.
Il existe un vivier de potentiel·les futur·es paysan·nes, qui souhaitent à la fois participer à la préservation / régénération du vivant ET se rémunérer correctement. Rémunération qui est souvent liée à l’accès aux terres. Cette question du modèle économique m’est tombée dessus (et m’a fait mal à la tête) lors de deux évènements cet été : le 3ème week-end Réensauvager la Ferme à la ferme du Grand Laval dans la Drôme, et les Rencontres Paysans de nature en Ille-et-Vilaine. C’est en écoutant Elsa et Sébastien de la ferme du Grand Laval dire que “éthiquement, cela va être compliqué de cultiver à nouveau du tournesol là où la marouette ponctuée a niché” que mon cerveau a fait des noeuds. Je me suis demandé jusqu’à quel point une ferme qui se réensauvage restait une ferme. Jusqu’à quel point un·e paysan·ne pouvait se définir ainsi s’il ou elle prend “plus soin de la vie sauvage que de produire de la nourriture”. Pour quel travail le paysan doit-il être rémunéré en 2024?
Devenir paysan·ne pour créer une réserve naturelle
C’est en participant à un atelier sur le modèle économique des fermes Paysans de nature que j’ai eu des éléments de réponse. Frédéric Signoret, ancien chargé de mission à la LPO Vendée, sa compagne Ludivine Yvan et Rui, salariés, sont gardien·nes de 170 hectares dans le Marais Breton. Quand je dis gardien·nes, je ne le dis pas en passant, mais avec tout ce que cela sous entend sur le rôle sociétal de celles et ceux qui sont propriétaires de terres. Ils et elles élèvent 50 vaches allaitantes maraîchines, 10 équidés et… 32 couples de barge à queue noire, un oiseau très menacé en Europe dont 90% des effectifs français sont dans le Marais Breton, Marais Poitevin et la Brière. “La pierre angulaire de mon système, explique Fred, c’est de connaître parfaitement le système et ses interstices pour créer une réserve naturelle qui me permette de me tirer un revenu”. En deux ans, il démontre que cela est possible, avec un système très extensif par rapport à la moyenne des élevages. C’est pour faciliter l’installation de fermes ayant un objectif de conservation de la nature que Fred a co-fondé Paysans de Nature.
“En s’appropriant la politique territoriale la plus puissante — le développement agricole — il est beaucoup plus efficace et rapide d’installer un paysan qui défend la biodiversité que de protéger un espace avec les outils réglementaires classiques (arrêtés, réserves naturelles…). Par ailleurs la gestion écologique par un paysan volontaire est moins coûteuse pour la communauté que la gestion par des professionnels de la conservation. Il s’agit par conséquent d’un modèle plus facile à démultiplier” peut-on lire dans le livre “Paysans de nature, Réconcilier l’agriculture et la vie sauvage” écrit par Frédéric Signoret et Perrine Dulac*.
Ne pas culpabiliser de recevoir des aides
Comme la majorité des exploitations agricoles françaises, le GAEC la Barge touche les aides PAC. J’ai été choquée quand Fred nous a expliqué qu’elles représentent 60% du chiffre d’affaire de la ferme. J’avais la croyance que “la résilience d’une ferme agroécologique ne doit pas reposer sur des aides extérieures”. Les échanges au sein de notre atelier m’ont permis de comprendre que la résilience, c’est plutôt la capacité de rebondir si une source d’argent venait à disparaître. Antoine, paysan en Mayenne, partage avec transparence qu’il touche 800€ d’aides sociales par mois en plus des aides PAC. “Comme on est acteurs du territoire, on ne se gêne pas d’aller chercher ces aides”. Quoi de mieux que d’utiliser les aides pour faire vivre des paysan·ne·s qui accueillent la vie sauvage alors que des dizaines de milliers d’exploitations les utilisent pour (souvent sans en avoir conscience) la détruire?
Aujourd’hui, Fred et Ludivine ont un revenu plus élevé que la moyenne des éleveurs et des besoins moins importants. “On utilise notre argent pour faire des prêts citoyens à des gens qui veulent s’installer, et on fait de l’accueil gratuit, de la recherche, de la pédagogie” précise Fred. “Et nos modes d’agriculture finissent par infuser auprès des fils d’agriculteurs voisins. Les frontières ne sont pas si étanches que ça. Il faut résister longtemps, résister nombreux, et ça infuse”.
Diversification, transformation à la ferme, vente en circuits-courts pour conserver la valeur ajoutée des produits, accueil à la ferme… Toutes ces pistes ont aussi été abordées pendant l’atelier pour nourrir le modèle économique d’une ferme. Nous avons aussi abordé la piste de l’épargne citoyenne pour aider des paysans de nature à acheter des terres.
Le modèle de cette ferme m’a rendue barge…
Le GAEC la Barge a bouleversé mon rapport aux hectares. Néorurale et future paysanne, j’ai longtemps peiné à déconstruire l’idée que “plus on a d’hectares plus c’est dur”. Mon rêve était jusque là un petit rêve, sur une petite ferme. Frédéric et Ludivine montrent que l’on peut prendre soin de 100, 200 hectares, pourquoi pas plus, co-produire de la nourriture ET de la biodiversité en coopération avec les plus qu’humains, et générer un revenu très confortable. La ferme du Grand Laval, le GAEC de la Barge, et des dizaines (centaines?) d’autres fermes excellent à faire grimper les chiffres de la biodiversité, à en faire rougir les réserves naturelles (voir mon article ici). La barge à queue noire se reproduit chez Ludivine et Fred, et aussi sur les fermes alentours que le réseau Paysans de nature a contribué à installer. Grâce à un travail collectif, demandant une grande persévérance, la “réserve naturelle paysanne” s’agrandit.
Cette histoire n’est-elle pas le rêve de plusieurs dizaines de milliers de français qui se demandent comment oeuvrer dans ce monde? Et si le moment était mûr pour aller cueillir des pépites dans ce vivier de jeunes et moins jeunes passionné·es par le vivant et les accompagner vers une installation réussie sur une ferme-réserve naturelle ?
L’accompagnement est essentiel, car les structures classiques d’accompagnement à l’installation n’ont souvent pas les clés pour permettre ce type d’installation hybride et notamment passer au dessus de barrières pas toujours justifiées. Frédéric par exemple, a dû faire face à une défiance de la Chambre d’Agriculture par rapport au système d’élevage qu’il proposait, ou même du conseil d’administration de la banque, qui ne croyait pas à son projet et avait prévu de lui refuser un prêt qu’il ne demanda pas lors de son installation. Aujourd’hui, les bilans comptables du GAEC sont montrés en exemple aux candidats à l’installation.
Le réseau Paysans de nature propose de diffuser la connaissance des rouages complexes de l’agriculture au sein des associations naturalistes et plus largement des organisations citoyennes qui s’intéressent à l’alimentation et à l’installation paysanne, dans le but d’enrichir la discussion dans les instances décisionnelles et faciliter l’arrivée de nouvelles et nouveaux paysan·ne·s de nature sur les terres.
C’est donc bel et bien un nouveau modèle économique de ferme qui est ici proposé …et éprouvé. Ce n’est pas rien. Qu’est ce qui s’oppose à son déploiement ? Sans doute en partie des croyances opposées en nous, comme celles que je vous ai décrites en moi … ou d’autres qui gigotent en vous à la lecture de cet article ? Si vous avez un peu mal à la tête, cela confirmerait sûrement le fait qu les freins seraient surtout… dans nos préjugés.
- Le livre“Paysans de nature, Réconcilier l’agriculture et la vie sauvage” de Perrine Dulac et Frédéric Signoret paru en 2018 aux éditions Delachaux et Niestlé, est épuisé. Vous pouvez retrouver des ressources très utiles sur le sit paysansdenature.fr
Opaline Lysiak anime le podcast Agroécologie Voyageuse. Semi-nomade, elle met en lumière les paysan·nes qui prennent soin du Vivant.