Si un Oiseau était Paysan… il Créerait cette Ferme
Après 13 ans de quête nomade à travers les fermes agroécologiques de France et du monde, à tenter d’imaginer un modèle “idéal” de ferme qui régénère le Vivant, j’ai finalement atterri, par une soirée d’été, à la Ferme du Grand Laval. Et c’est un tournant dans ma vie.
Cet article est une invitation à vous laisser inspirer par une ferme sauvage, et pourquoi pas approfondir la découverte de cette ferme ici, là, et pourquoi pas là aussi. C’est un article-album / article à tiroirs, où il vous sera possible, à chaque photo, d’ouvrir tout un univers. Mais avant tout, la petite histoire qui m’amène à écrire ici…
Nous avons chacun.e notre histoire qui nous amène à tomber amoureux d’une ferme…
En essayant d’écrire cet article, les mots ne me viennent pas pour décrire ce que je ressens. A la place, les larmes montent. Des larmes qui contiennent l’émotion accumulée d’années de recherche de modèles qui permettent à la fois à l’Humain et au non Humain de se régénérer, en coopération. Des larmes de gratitude pour ces humains qui ont compris qu’il ne faut pas lutter contre le sauvage, car le sauvage est le placenta de notre société. De gratitude aussi pour le travail incessant mené par ces paysans “réensauvagés” et tous les humains qui contribuent à la régénération, dans un monde où le Vivant est massivement détruit. Les larmes de joie que j’ai eue en me baladant au petit matin dans la ferme et voir, entendre, sentir, l’explosion de couleurs, de bourdonnements, d’odeurs, d’interactions, de mouvement, de fluidité, de complexité, de diversité. Des larmes qui coulent sur le visage de mon enfant intérieure, celle qui s’émerveillait devant un bourdon lapidaire dans le jardin. En fait, ce que j’ai envie de vous dire ici, c’est que nous avons chacun.e notre histoire qui nous amène à tomber amoureux d’une ferme…
L’histoire qui m’amène jusqu’ici, la voici.
À 12 ans je lisais goulûment et recopiais une partie du journal La Hulotte, le “journal le plus lu dans les terriers”(mon père est abonné depuis le n°6) pour en faire “Le Petit journal de la Nature” que je vendais à ma famille.
À 22 ans je choisis d’être agronome car je réalise que l’agriculture a un pouvoir énorme pour « sauver la Nature » — ce sont les mots que j’utilise à l’époque.
À 34 ans, je découvre la Ferme du Grand Laval et ressens au plus profond de mes tripes que si le journal la Hulotte devait avoir une ferme, ce serait celle-ci !
Après avoir écouté (à 3 reprises tant ils m’ont nourrie) le podcasts “Relations” au sujet de l’association Réensauvager La Ferme, je décide de proposer au magazine la Tribu du Vivant d’écrire un article sur la place du sauvage à la ferme. Je profite de mon passage dans la Drôme durant mon nomadisme estival pour aller voir la ferme. Début août, je traverse la plaine de Valence en direction de la ferme. Il est 21h, pas un bruit à part celui de quelques canons d’irrigation encore allumés.
Du maïs, du maïs, du tournesol, des terres nues et travaillées après la récolte du blé. Voilà à quoi se résume le paysage. Après un petit bois qui me redonne de l’oxygène, je m’engage dans la petite rue du Grand Laval. J’entend quelques oiseaux (il est tard, ils se reposent), et l’eau qui coule dans le ruisseau, dynamisée par les nombreuses espèces qui l’habitent. Je gare Gégé (si vous ne savez pas qui est Gégé) et croise Sébastien, le paysan gardien du lieu. Je lui dit bonjour mais ne poursuit pas l’échange car je sais qu’il est sursollicité depuis le début de l’aventure de Réensauvager la ferme. J’ai à coeur de préserver l’énergie des paysans, et de respecter leur besoin de ne pas voir trop de monde. Je suis si émue d’arriver ici. Je me sens accueillie par le lieu et le Vivant qui y foisonne, même si à cette heure, il dort. J’envoie un vocal Whatsapp à mon papa pour partager toute cette émotion.
Une ferme hospitalière pour le Vivant sauvage… et celui qu’on élève et que l’oncultive
Le lendemain, après un café au magasin de la ferme, partagé avec plusieurs fermes du Réseau des Fermes Paysannes et Sauvages, je suis embarquée par Melvyn Guillot-Jonard, un jeune naturaliste en stage avec Maxime Zucca, le coordinateur scientifique de l’initiative Réensauvager la Ferme, pour une balade de 3 heures à travers quelques hectares.
Tous mes sens s’activent, et dans le silence entre chaque halte, je me concentre à cet environnement auditif si riche : cigales, poules, beaucoup de lézards qui circulent sous l’herbe coupée, eau qui coule dans le ruisseau, nombreux pollinisateurs, oiseaux, serpents, vent dans les feuilles des arbres…
Ce qu’il faut savoir sur la ferme du Grand Laval, et pourquoi ce n’est pas une ferme comme les autres…
🐦 Sébastien Blache, ornithologue, a repris la ferme en 2006 suite à la cessation d’activité de son grand père. Sa femme Elsa Gärtner, écologue l’a rejoint quelques années plus tard.
🐦 La ferme, c’est 120 brebis, 180 poules, 3 hectares d’arboriculture fruitière, 47 hectares de grandes cultures. La ferme “exploite” (c’est le terme officiel, je dirai plutôt “prend soin de”) 50 hectares. Pendant longtemps, le territoire de la ferme s’étendait sur 17 hectares. L’autonomie alimentaire des troupeaux, et l’envie d’Elsa et Sébastien de préserver une plus grande surface de terres, a initié l’achat de nouvelles terres.
🐦 La ferme, c’est aussi beaucoup de liens : les poules mangent les tourteaux de pressage de tournesol, de colza et de caméline, les céréales et les pois. Le fumier des poules est étalé au pied des arbres fruitiers et dans les bandes maraîchères pour un apport en azote. Les brebis tondent les prairies au pied des arbres et mangent les fruits tombés à terre, leur fumier enrichit le sol et favorise la vie du sol. La luzerne produit du foin pour les brebis en hiver, enrichit le sol et inhibe la croissance des chardons, elle prépare le sol pour d’autre cultures.
🐦 Certaines zones sont totalement dédiées au sauvage (l’humain n’y pénètre plus), d’autres sont cultivées et les espèces sauvages y pénètrent et y occupent un grand rôle. Le quotidien est une danse avec le sauvage, car il faut savoir poser des limites et ne pas se laisser déborder. “Quand les limaces ont commencé à manger des fruits, on s’est dit qu’il fallait peut être faucher l’herbe qui était tellement haute que les limaces atteignaient les fruits!” me partage Melvyn.
« Pour une cagette de figues, il faut 1 espèce humaine et plusieurs dizaines voir centaines d’espèces sauvages. La totalité du fonctionnement agricole d’une ferme repose sur le sauvage » Baptiste Morizot
🐦 Aujourd’hui, Sébastien et Elsa permettent au sauvage de se déployer… tout en se dégageant un salaire qui leur permet de vivre décemment. “Beaucoup pensent, par exemple, que laisser 20% de notre surface en bandes enherbées, c’est une perte. On a fait le pari inverse. On s’est dit que plus le sauvage aurait sa place, mieux ça se passerait” explique Sébastien. La valorisation des cultures en farines, huiles, la transformation des fruits et produits animaux et la vente directe, permettent d’augmenter la valeur ajoutée et donc l’argent qui tombe dans la poche du paysan.
🐦 La vision de l’association Réensauvager la ferme, c’est de faire revenir les dynamiques écologiques, et pas juste une espèce en se disant “j’ai coché la case de la fauvette à tête noire”. Baptiste Morizot, co-fondateur de l’initiative, explique que c’est par la surdensité, permise par la création d’une abondance d’habitats pour chaque espèce, que les espèces peuvent revenir en nombre et créer une véritable dynamique.
🐦 Au moins 120 naturalistes spécialisés — du malacologue au lépidoptériste en passant par le chiroptérologue — sont passés à la ferme entre 2021 et 2023 dans le cadre de la grande exploration du Vivant initiée à la Ferme du Grand Laval par l’association Réensauvager la Ferme.
🐦 1878 espèces ont été recensées à ce jour, et vous pouvez voir les chiffres augmenter en direct sur ce site !
« Si vous avez envie de faire revenir la mésange sur la ferme pour recréer une arche de Noé, vous passez à côté du problème. En fait ce que vous voulez, ce sont les dynamiques écologiques activées par la mésange. Ce qui nous intéresse c’est l’abondance des espèces. On appelle ça l’hospitalité paysanne pour des dynamiques du sauvage et pas seulement pour des individus » Baptiste Morizot, dans le webinaire Terres de Lien de février 2023.
« Les plus grands spécialistes scientifiques internationaux sont souvent dédiés au cœur de parcs nationaux , des endroits considérés comme précieux du point de vue du vivant parce qu’on les a sanctuarisés. On s’est dit “c’est absurde cette affaire!”. Ne faudrait il pas appliquer la même qualité d’attention, le même désir, pour un endroit aussi méprisé du point de vue de sa richesse vivante que 17 hectares de terres agricoles dans la pleine de Valence. On s’est dit qu’on allait faire pareil : on va réunir des spécialistes et les réunir ici, à la ferme » Baptiste Morizot, dans le podcast Relation.
Elever des brebis c’est bien… Imiter le castor pour Ré-élever la rivière, c’est encore mieux !
Melvyn s’arrête près d’une belle zone humide et me dit qu’on va rester discuter là longtemps, car “il y a beaucoup de choses à dire”.
En mars 2023, la ferme entreprend de supprimer un canal d’irrigation qui était busé depuis plusieurs décennies sur une centaine de mètres, créant un nouveau cours d’eau. Cette portion de cours d’eau enterrée n’avait aucune existence juridique. Les buses étaient aux 2/3 comblées par la vase. Dès les premières minutes de la réouverture de ce cours d’eau, des Chevaines (poissons) ont été observées.
Puis le lit de ce nouveau ruisseau a été ouvert, en y construisant des ouvrages mimant l’action des castors, à base de branches de saules, de luzerne, de terre et de cailloux, guidés par Baptiste Morizot et un spécialiste américain des ouvrages castor mimétiques, Joe Wheaton. L’objectif de cette opération était de réhydrater les sols de la ferme en reconnectant ce cours d’eau à la nappe, et de créer une zone humide favorable aux espèces sauvages. Ainsi, on dispose d’herbe verte plus tard en saison pour faire pâturer les moutons autour de la zone, et on crée des conditions de vie favorables pour les insectes, les oiseaux…
Les travaux ont permis un effet très rapide et exceptionnel : une remontée immédiate du ruisseau et du niveau de la nappe, un élargissement de l’espace d’écoulement. Quelques mois plus tard, le lieu devient très accueillant pour la faune et la flore, et la prairie est encore toute humide en juillet ! Les hirondelles viennent y chasser les insectes, hérons, colverts et poules d’eau y pêchent ou y promènent leurs jeunes, et déjà près de 30 espèces de libellules y ont été observées. Les poissons y circulent, et les insectes aquatiques sont nombreux. Le site attire également des oiseaux d’eau migrateurs en halte: Chevaliers culblancs, Chevaliers sylvain, Chevaliers gambettes !
Cet ouvrage montre à quel point le Vivant, quand on recrée simplement les conditions pour qu’il s’épanouisse, revient très vite. L’équipe attend maintenant que les castors arrivent et poursuivent le travail de réhydratation entamé. Les photos ci-dessous illustrent le retour explosif du Vivant par le retour de l’eau.
Et la Hulotte dans tout ça ?
La Ferme du Grand Laval a été fondée par un ornithologue passionné. Alors que les oiseaux des milieux agricoles ont décliné de 30% en 20 ans, à les effectifs du Grand Laval sont passés de 31 en 2006 et 36 en 2007 à 43 en 2022. L’abondance globale a beaucoup augmenté, passant de 66 couples nicheurs toutes espèces confondues en 2006 à 145 couples en 2022, sur la même surface. Les espèces qui ont été les plus favorisées sont celles qui sont liées aux haies et aux ripisylves. Les espèces favorisées par les nichoirs ont également profité des aménagements : les populations de mésanges et de moineaux se sont démultipliées. La ferme est aussi attractive pour de nombreuses espèces d’oiseaux migrateurs en halte migratoire. Ce rôle est essentiel car, dans la longue course qui mène certains oiseaux de l’Afrique jusqu’à la Scandinavie: la diminution de l’offre en sites de halte migratoire de qualité en Europe de l’Ouest est un facteur de déclin des populations.
Un processus qui nécessite de réensauvager les paysan.ne.s
La ferme prouve, données scientifiques à l’appui, que c’est en offrant l’hospitalité au Vivant que le Vivant nous offre son hospitalité. La collaboration est possible et nécessaire. C’est sans doute la première fois dans l’histoire de l’humanité que les agriculteurs peuvent choisir de régénérer le Vivant. Les paysans qui (se) réeensauvagent décident consciemment de régénérer. Il ne s’agit plus de « sauver la nature », ou de la “préserver” en la mettant sous cloche. Car le sauvage prend soin de nous autant que nous prenons soin de lui.
La Ferme du Grand Laval est aujourd’hui une oasis pour des dizaines d’espèces animales et végétales de la plaine agricole de Valence, devenue hostile à la biodiversité.
“ Quand on prétend faire du blé ou de la fraise, on invisibilise les centaines de milliers d’espèces qui sont indispensables au fait qu’on récolte des fraises à la fin. Et ces espèces sont sauvages, elles n’ont jamais été domestiquées. Conséquemment il faut inverser le paradigme et reconnaître que la totalité de ce que produit une ferme est un… “don” de la présence de la vie sauvage sur cette ferme. A partir de la reconnaissance de l’absolue nécessité de la vie sauvage sur une ferme ça change complètement la conception de l’agriculture.” Baptiste Morizot.
Est-ce qu’une part Vivante, vibrante et Sauvage se réveille en vous à la lecture de cet article ?
Après cette lecture, je vous invite à vous demander : quel prochain petit pas pouvez vous faire pour recréer les dynamiques du Vivant dans un espace dont vous prenez soin?
Merci à Sébastien et Elsa pour oeuvrer, sans relâche, à régénérer, et pour leur ouverture à m’accueillir. Merci à Melvyn pour sa passion et sa pédagogie. Cette journée magique au Grand Laval a nourri mon élan de Vie: un jour, je sais que je trouverai une ferme où m’ensauvager, créer une forêt jardin à poules et produire des oeufs multicolores. Je vais réaliser plusieurs articles sur le sujet dans la Tribu du Vivant, et épisodes du podcast de l’Ecole d’Agroécologique Voyageuse. Pour les recevoir, vous pouvez vous abonner à ma newsletter d’inspiration sur l’agroécologie et le Vivant, le MycéLien.
Pour aller plus loin :
🐓 Pour participer au recensement d’espèces de la Ferme du Grand Laval, lisez ce post.
🐓 L’atlas des espèces du Grand Laval, auquel vous pouvez participer
🐓 Les épisodes de Podcast “Relations” sur Réensauvage la Ferme : épisode 1, épisode 2, épisode 3
🐓 Dans une ferme de la Drôme, le retour à la Vie sauvage. Article du journal Le Monde, juillet 2023
🐓 Webinaire Terre de Liens “Réensauvager la Ferme” février 2023.
🦦 Pour en savoir plus sur la régénération avec le castor : http://beaver.joewheaton.org/videos--movies.html